Eric Lumbreras : « La maçonnerie, contre vents, marées et phénomènes de mode »

4 mars 2024

 news René Mathez

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À l’instar de l’agriculture française, le secteur du gros œuvre à Genève est confronté à une complexité administrative paralysante, liée à des exigences environnementales difficiles à satisfaire pour les petites et moyennes structures. Si nous ne pouvons que souscrire à l’idée d’une construction durable, nous sommes en droit de nous interroger sur la pertinence de certaines solutions.

Chacun voit midi à sa porte
Pour ne prendre que deux exemples, le ciment, qui reste le matériau de base de notre métier, est composé de clinker issu de calcaire, d’argile et de sable extraits de carrières traditionnelles chauffées à 1450 °C dans des fours gigantesques. Il est grandement énergivore, contribue à l’érosion des sols et à la dégradation de l’écosystème. Néanmoins, les agrégats de démolition, que l’on nous enjoint à utiliser parce que plus écologiques, sont eux-mêmes souvent contaminés par d’anciens ciments non altérés, beaucoup plus de matières fines et nécessitent par conséquent plus d’eau pour la mise en œuvre. Or, qui dit eau dit ciment supplémentaire afin d’atteindre des normes de résistances requises de plus en plus sévères. Même paradoxe pour l’acier d’armature de nos bétons, dont la fabrication engendre une quantité astronomique de dioxyde de carbone, sans oublier l’impact de l’extraction du minerai, la génération de déchets et la pollution de l’eau. Mais là encore, des normes accrues, de fissuration ou sismiques entre autres nous contraignent à en utiliser toujours plus.

Je vais sortir trois lignes de mon secteur d’activité et vous invite, toujours à titre de contradiction à prendre, par exemple, des nouvelles de nos amis chiliens. Ce pays, qui regorge de mines de cuivre, est lourdement impacté par l’explosion des véhicules électriques « soi-disant » écologiques (plus d’informations : www.multinationales.org).

Malgré nos efforts pour intégrer des solutions durables, nous nous interrogeons d’autant plus sur leurs contradictions qu’elles s’inscrivent défavorablement dans un contexte économique obnubilé par la réduction des coûts et le profit.

Ciment bas carbone, mais pas « bas prix »
Les ciments « bas carbone » prétendent réduire les émissions de gaz à effet de serre, et sont promus comme une alternative écologique. Mais là encore, l’origine des agrégats utilisés dans leur production et leur transport sur de longues distances ne soulève-t-elle pas une question environnementale ?

L’âpreté du marché a de toute façon raison des bonnes intentions. Le monde de la construction, financiarisé, fait subir aux maîtres d’œuvre une telle pression concurrentielle, que les bonnes intentions écologiques sont souvent « biffées » au moment de la budgétisation. Les circuits courts ? Ils ne pèsent pas lourd face aux catalogues de matériaux ordinaires, plus compétitifs quelles que soient les distances d’acheminement. Les exigences administratives et juridiques auxquelles nous sommes confrontés tant dans les prérequis d’attribution que les conditions de travail ne font qu’ajouter à la complexité de l’exercice. La bureaucratie croissante et la teneur juridique des normes réglementaires exigent de plus en plus de temps et de ressources, voire de compétences jusque-là ignorées dans le bâtiment.

Normaliser pour créer une saine concurrence ?
La normalisation des exigences environnementales et sociales permettra-t-elle aux entreprises de repartir à armes égales pour se différencier par le savoir-faire, la méthode et l’ingéniosité ? Si l’on en croit les spécialistes de l’économie, les entreprises ont un rôle prépondérant à jouer dans la décarbonation du monde. Gageons qu’une réglementation homogène et réaliste sera rapidement mise en place par nos filières, afin qu’une saine concurrence puisse à nouveau valoriser le talent et la conscience, sans pour autant renoncer à la protection du biotope. Je le souhaite vivement avec l’espoir que les PME, qui sont le poumon de notre secteur, ne seront pas noyées par la normalisation et le juridisme que la finance a érigées en armes providentielles.

En guise de conclusion, j’appelle les autorités à mieux promouvoir les métiers du bâtiment, car la pénurie de main-d’œuvre qualifiée est dramatique, alors que notre profession est l’une des plus pérennes qui soient. Et ne faut-il pas rester optimiste ? La preuve ? L’entreprise Kongo Gumi, fondée en 578 après J.-C à Osaka et spécialisée dans la construction, a été en activité durant plus de 1400 ans !

Eric Lumbreras,
Directeur général


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